Dédales nocturnes

[ Vien(nen)t qui veu(len)t ^^ ]

Un martèlement régulier vint soudain troubler la quiétude des jardins en ce début de soirée. Cet écho répétitif était annonciateur de l'arrivée d'un résident de l'école qui avait décidé de s'offrir une petite promenade sous le soleil couchant. Armé d'une canne en ébène verni, l'homme était tout de noir vêtu, un costume à la coupe parfaite ponctué d'un chapeau haut de forme lui offrant une allure distinguée et un peu... décalée. Ce qu'il semblait tout à fait assumer.

Arrivé devant un étrange bosquet qui semblait s'étendre sur une bonne longueur, Sean interrompit sa marche le temps d'examiner les lieux. Il glissa le pommeau recourbé de sa canne au creux de son bras et sa main gantée de cuir fit apparaître un bijou doré de la poche de sa veste. D'un geste assuré trahissant l'habitude, il ouvrit le clapet de ce qui ressemblait à une montre à gousset - qu'il avait bidouillée quelques années auparavant pour la transformer en boussole - fixa l'aiguille avec un léger froncement de sourcils, puis la referma d'un coup sec pour la ranger à sa place.

La canne retrouva sa place d'origine alors que l'homme réajustait son couvre-chef sur ses cheveux bruns et reprenait sa marche. Il n'avait aucune idée de ce qui se trouvait devant lui mais cette masse verdoyante virant au orange sous l'effet des derniers rayons du soleil l'intriguait. A jour dans son travail, aucune obligation en vue, il se sentait d'humeur à inspecter tout ça de plus près. Le gentleman d'un soir se dirigea donc vers l'ouverture de ce qui était en fait le labyrinthe.

Comme déjà quelques jours auparavant, lorsque Jonas avait fait la rencontre de Déliodia, il se retrouvait dehors pour jouer sur son violoncelle avant d'aller prendre le dîner au réfectoire. Mais cette fois-ci, il ne s'était pas installé dans la partie 'jardin à l'anglaise' comme la dernière fois ; il avait choisi le labyrinthe, espérant que là au moins, personne ne viendra écouter ses répétitions, ce que la majorité des musicien n'aime pas d'ailleurs. Il n'avait pas vraiment fait attention où il allait. Il avait tantôt pris à gauche, tantôt à droite. De toute façon, si jamais il allait vraiment se perdre, il pourrait toujours essayer de battre un peu de ses ailes et de sauter pour pouvoir regarder par-dessus les haies et retrouver son chemin, il était assez optimiste, en somme.Il avait finalement, après avoir déambulé pendant un petit quart d'heure dans les allées du labyrinthe, trouvé une petite place avec une fontaine et quelques bancs et des petites tables en fonte peints en blanc, ce qui correspondait parfaitement à l'image qu'on se faisait à l'étranger du mobilier d'une terrasse d'un café parisien. Quoi rêver de mieux donc pour pouvoir exprimer son art, si ce n'est pas d'une coulisse aussi 'inspirante'.

Jonas avait pris place sur l'un des bancs (ce qui d'ailleurs n'étais pas très confortable pour ses ailes qui dépassaient de sa chemise noire), avait posé à côté de lui la partition du Caprice N°24 de Paganini qu'il connaissait presque par coeur entre-temps, mais il y avait toujours quelques incertitudes et il ne maîtrisait cette pièce pas encore aussi bien que le prélude de la suite N°1 pour violoncelle de Bach par exemple. Il avait tout installé et planté la pique du violoncelle dans le sol meuble de la petite place où il se trouvait. Il y avait des pavés qu'autour de la fontaine et quelques plantations de fleurs par ci et là au pied des hautes haies qui composaient les 'murs' de ce labyrinthe, le reste n'était que du gazon en fait.

Après avoir rapidement accordé le violoncelle, Jonas empoigna fermement le manche de son instrument avec sa main gauche et tint l'archet dans l'autre. Il s'était dit qu'aujourd'hui il allait travailler sérieusement et il avait bien entamé ses répétitions de la pièce de Paganini qu'il voulait enfin pouvoir jouer sans fautes ( lien ), mais après une heure environ il s'accorda une petite pause. Quoi de plus beau pour notre jeune allemand que de jouer son 'Bach' favori. LA pièce de violoncelle par excellence, que tout le monde veut entendre quand on touche cet instrument à cordes : le fameux prélude de la suite N°1 que Rostropovich avait aussi joué maintes et maintes fois. Jonas ne la jouait certes pas aussi bien que lui, mais il se défendait tout de même sur cette pièce merveilleuse. Il la connaissait par coeur, dans tous ses détails et c'était bien normal avec tout le mal qu'il s'était donné pour enfin pouvoir la jouer. ( lien vers Bach )

Sa main gauche touchait les cordes du premier accord et sa main droite se préparait à les frotter avec l'archet pour les faire chanter. Sa main droite fit le premier mouvement et la première note fit son apparition sur cette petite scène, accompagné du murmure de la fontaine et voilà qu'arrivèrent déjà les prochaines notes qui ressemblaient, comme l'ont déjà dit tellement de gens, aux vagues d'une petite rivière. Et au fur et à mesure on suivait ce 'Bach' (qui veut d'ailleurs dire 'ruisseau' en allemand) comme il prend de la force et devient de plus en plus puissant en traversant des paysages fantastiques, même s'il reste toujours un léger arrière-goût de mélancolie, ce qui correspondait très bien à ce que Jonas ressentait. Parfois il lui arrivait de se faire emporter par se torrent d'émotions et il se mettait à pleurer ; maintenant était de nouveau un tel moment, il pensait à son frère et à toutes ces choses qui leur étaient arrivées pour finalement se retrouver séparé l'un de l'autre. Quelques larmes se mirent à couler sur ses joues, mais il se ressaisit assez rapidement. Le temps n'était pas aux pleurs, il fallait se concentrer.

Jonas avait oublié tout ce qui l'entourait il ne vit plus que ce ruisseau que la musique dessinait et entendait juste le son de son instrument et le clapotis de la fontaine...

A la première intersection, Sean ne montra pas la moindre hésitation et emprunta la voie de droite. Ses pas le menèrent à d'autres croisements dont les chemins ne se différenciaient pas des autres. A chaque fois, comme s'il savait exactement où il allait, l'homme ne prenait même pas le temps de ralentir ou de vérifier sa route et laissait le hasard décider pour lui.

C'est ainsi qu'il perdit tout sens de l'orientation et s'enfonça de plus en plus dans les fourrés. Il n'avait aucune idée de l'endroit où il était, de la distance qu'il avait parcourue ni même de la direction qu'il suivait. Il faisait de plus en plus sombre, le soleil ne parvenant plus à percer l'épais feuillage. Un coup de canne dans un buisson lui indiqua qu'il ne pourrait jamais essayer de passer à travers si besoin était. Ca ne l'inquiéta pas plus que ça et il ne jeta même pas un regard à sa boussole.

Quelques notes de musique, lointaines et mélancoliques, lui parvinrent soudain aux oreilles. Dans la semi-pénombre, ça donnait un petit effet surréaliste. Un sourire joua sur les lèvres de Sean l'espace d'un instant et il tenta de se rapprocha de la source de cet air. Un violoncelliste au milieu d'un labyrinthe, voilà qui ajoutait un petit goût d'aventure à ses prégrinations. Il lui fallut cependant plusieurs minutes à tourner en rond avant d'enfin découvrir ce qu'il cherchait. Une étrange créature trônait sur un banc, violoncelle au bras et ailes blanches dans le dos, auréolé des jets d'eau d'une fontaine juste derrière lui.

Fasciné par la vision et bercé par la musique, l'homme se tint immobile et silencieux, le souffle coupé alors qu'il était à moitié caché sous un porche de verdure. Sa canne avait retrouvé son bras recourbé contre son torse et quand les notes mourrurent pour laisser place au silence, il ne put s'empêcher d'applaudir mesurément.

" Il ne manque qu'une pleine Lune pour parfaire cette prestation, voilà qui ajouterait une pointe de féérie à une ambiance qui l'est déjà en partie, ne trouvez-vous pas ? "

Puis, le plus naturellement du monde, Sean tira un mouchoir immaculé de la poche de sa veste et effaça les quelques pas qui le séparaient du musicien pour le lui tendre dignement. Deux sillons partant des yeux jusqu'au menton brillaient en effet sur les joues de cet étrange garçon. La bienséance voulait qu'il ne fasse aucun commentaire à ce sujet.

" Un ange qui joue de la musique baroque, je me demande ce que Bach aurait pensé de cela. ", ajouta-t-il dans un demi-sourire alors qu'il ôtait aristocratiquement son haut-de-forme pour le poser sur le banc. Ses gants suivirent le même chemin, tout comme la canne et le veston noir qu'il plia soigneusement. D'un geste posé, il retroussa le bas de ses manches et se pencha au dessus du banc pour plonger une main dans l'eau glacée de la fontaine.

" Ce devrait être un ruisseau, pas une fontaine... ", murmura-t-il alors pour lui-même.

L'archet finit son dernier mouvement et Jonas garda son bras droit levé, dans ce dernier mouvement. Sa main gauche fit vibrer les cordes pour que la dernière note puisse exprimer tous ses sentiments et finalement s'envoler vers le ciel, qui commença dès à présent à se teindre de tons bleutés et noirs ; il commençait à faire nuit. Le jeune allemand n'avait pas remarqué qu'il jouait dans la pénombre, vu qu'il n'avait pas besoin de lire une partition pour sa pièce préférée, il s'était concentré sur ses gestes.

Un bruit le sortit tout à coup de ses rêveries. Après un premier sursaut, il mit un petit instant pour identifier le bruit et à distinguer sa source dans la pénombre : Un homme se tenait là, encore à moitié caché par le feuillage, Jonas n'avait même pas remarqué qu'il s'était approché de lui, et il applaudissait... mais ce n'était pas l'applaudissement euphorique d'un auditeur 'ordinaire' qui s'émerveillait dès qu'on jouait 3 notes de suite sur un quelconque instrument, mais cet homme applaudissait de manière plus... distinguée. Il était donc soit un musicien, soit quelqu'un de bonne maison... Question qui trouvera peut-être réponse plus tard. L'homme était à peu près de la même taille de Jonas, mais un peu moins carré. Son chapeau haut-de-forme et sa canne lui donnaient l'air de quelqu'un sorti d'un autre âge. Il était peut-être un 'original' ou un bourge britannique ! (cette dernière remarque fit sourire Jonas... quelle idée ! Un britannique ici et en plus tellement prototypé ? Quelle idée ridicule !) C'est tout ce que Jonas pu distinguer pour l'instant.

Un petit malaise commença à pointer son nez dans l'âme de Jonas... On l'avait surpris dans un moment des plus intimes. Il n'aimait pas trop qu'on le surprenne de la sorte, alors qu'il était en train de pleurer, comme chaque jeune de 19 ans qui veut plutôt donner une image de 'dur' à son entourage. Là, apparemment, c'était raté.

L'homme fit une première remarque qui eut pour réaction un petit sourire sur les lèvres de Jonas... Il s'imagina lui-même voyant une telle scène et s'avoua que ça faisait certainement impression. Décidément, sa mutation n'était pas toujours un handicap... au moins du point de vue 'visuel'. Ensuite il s'approcha de Jonas et lui tendit un mouchoir sans le moindre commentaire. * Mais qui est cet homme ? En général c'est là que les gens se mettent à côté de toi et posent tout un tas de questions indiscrètes sans même connaître la personne en question. * Jonas saisit le mouchoir et inclina légèrement la tête en guise de 'merci'. Il put relever ses yeux un peu pour pouvoir détailler un peu cet étrange personnage : Il était de la même taille que Jonas, comme il se l'avait déjà dit, mais il était nettement plus âgé... Peut-être un professeur ? Jonas sentait comment ses joues commençaient à se colorer un peu. Il espérait juste que cela ne se voyait pas dans la faible lueur du crépuscule. * Non content de me faire surprendre en plein dans ma répétition et en pleurs, mais en plus, il fallait que je tombe sur un prof ! C'est pas possible quand même... * Il passa rapidement le mouchoir sur ses joues pour effacer ses larmes.

Le professeur avait laissé assez de temps à Jonas pour pouvoir se ressaisir et donc pouvoir prendre la parole d'une voix assurée et non tremblante sous l'effet de l'émotion. A nouveau les paroles de cet homme firent sourire Jonas. * Depuis le temps que Bach est mort... il a dû en voir des anges là-haut ! * Il regarda le professeur faire. Il avait décidément le goût de la mise en scène... ou alors il était vraiment un snob anglais...

Jonas laissa le temps au temps, il ne voulait point déranger ce merveilleux silence qui s'était installé entre eux deux et que seul la fontaine et quelques oiseaux lointains se permirent de rompre. Et puis, comme on disait en rande : « Quand dieu a fait le temps, il en a fait beaucoup ! » à quoi bon se précipiter alors ? Il laissa écouler quelques minutes et se tourna vers cet anglais présumé qui allait, selon les conclusions de Jonas, probablement devenir l'un de ses professeurs et lui adressa la parole d'une voix aussi calme et douce que possible, afin de déranger aussi peu que possible son interlocuteur et le silence qu'il avait laissé s'installer :

« Merci. »

Cela était suffisant pour une première prise de parole. Jonas tendit le mouchoir en direction de l'homme qui se tenait près de la fontaine. Ce merci ne valait pas uniquement pour le mouchoir, mais surtout pour ne pas avoir essayé d' 'applaudir' ou de 'consoler'.

Les premières étoiles commençaient à apparaître dans le ciel, traversé de quelques nuages encore teintées d'un rouge cramoisi par endroits. Le fait qu'ils étaient perdus dans un labyrinthe et qu'il allait bientôt faire nuit noire n'avait pas encore trouvé son chemin dans la conscience de Jonas et il attendait une réaction de son vis-à-vis.