La guerre des plats

« Vrouuuuuurrmmmm, vrouuuuum, vroum-vroum, vrouuuuuuuum… Ta-ta-ta-ta-ta-ta-ta-ta ! Vrrrrouuuum ! Ta-ta-ta-ta-ta ! Hiiiiiiiii ! Paoum ! Pschhhhht… Vrouuuum… Allo papa Tango ici bébé Charlie ! Problème au moteur, je répète, problème au moteur ! L’ennemi m’a touché ! Meidey, meidey ! Nous allons nous écraser ! »

Ces joyeux cris qui animaient les couloirs encore vides et silencieux de l’école provenaient, non pas d’un bambin en plein jeu, mais bien d’un adulte comme le laissait entendre la voix plus mature – quoique. Il s’agissait en réalité de Jilian, tout nouvellement arrivé dans l’établissement. Il n’avait eu le temps que de passer au hall d’entrée où il avait fait la charmante et très chaleureuse connaissance de l’aimable secrétaire. Il avait rempli sa fiche puis, muni d’une de ses sept valises, la moins lourde et la moins encombrante bien sûr, il s’était lancé complètement au hasard dans un des couloirs, sans même savoir si c'était la bonne direction.

Trouvant la recherche infructueuse pour le moins ennuiyeuse, il s'était d'abord mit à sautiller, puis à trottiner pour enfin finir par courir dans les couloirs ; sa course fut bientôt accompagnée par ses bras tendus horizontalement pour imiter l'avion, tandis qu'il s'imaginait pilote de chasse en pleine guerre aérienne. Ses froufrous roses, violets, jaune, bleu ciel ou vert pomme virevoltaient autour de lui et on se serait aisément cru dans un remake de Candy.

Tout aussi subitement que l'idée de ce jeu lui était venu, Jilian arrêta tout brusquement, les cris, la course, tout. Il tourna la tête vers la porte devant laquelle il se tenait maintenant : il avait eu la soudaine envie d'ouvrir précisemment cette porte, et c'est ce qu'il fit, sans plus de raison valable.
Il passa discrètement la tête par l'entrebaillement afin de s'assurer que la pièce était vide, puis rentra doucement, sur la pointe des pieds. Effectivement, la cuisine, puisque c'est là que Jilian venait de pénétrer, avait été laissée à l'abandon, mais l'énorme chaudron qui était sur le feu et dans lequel une mixture à l'odeur alléchante mijotait doucement indiquait sans peine que ses occupants n'allaient pas tarder à revenir. Mais de ce détail, qui néanmoins sautait aux yeux, Jilian n'en vit rien.

Tout content d'avoir trouvé la cuisine, il s'approcha du réfrigérateur dans lequel il plongea la tête à la recherche de ce qui pourrait combler son estomac grondant. C'est alors qu'il entendit des bruits de pas résonner dans le couloir, s'approchant de plus en plus, et s'arrêtant devant la porte encore ouverte de la cuisine...

Cela faisait quelques heures à présent que Yanne était arrivée à l’école… Le matin même, en fait. Elle commençait à s’y retrouver un peu dans cet immense dédale, qui semblait devoir lui réserver bien plus de surprises qu’elle n’avait pu l’imaginer avant de venir…
La prochaine ne devait apparemment pas tarder, d’ailleurs…

Ce matin-là, il avait fait assez chaud, mais le temps s’était couvert depuis et elle s’était donc vêtue de manière un peu moins légère, ayant choisi d’enfiler des vêtements larges, peut-être un peu trop pour elle, mais elle s’était dit qu’avec la vie en communauté en permanence et les émotions diverses qui pourraient en découler, elle risquait de changer involontairement de corps assez souvent : mieux valait donc éviter de porter des habits qui ne conviendraient de toute évidence pas à l’un de ses corps…

Yanne venait donc juste de se changer lorsqu’elle entendit une voix crier dans les couloirs, comme si quelqu’un jouait bêtement à faire l’avion…

*Tsss… Encore Samael qui fait des siennes !*

Yanne fut soulagée d’entendre la voix se taire du côté de la cuisine au moment pile où elle sortait de sa chambre… d’où elle put voir Samael un peu plus loin ! Mais alors… qui avait fait ce boucan dans la cuisine ? Yanne n’imaginait pas, à vrai dire, que ce fût un autre élève que lui, Samael étant le plus sujet à jouer bêtement comme un enfant…
Pour en avoir le cœur net, la jeune fille décida donc d’aller voir du côté de la cuisine ce qui se passait exactement…

Quelle ne fut pas sa surprise en arrivant lorsqu’elle vit quelqu’un qui fouillait dans le réfrigérateur ! Pire : lorsque cette personne la regarda, elle put constater que ce n’était même pas Lenkay !
Arrêtée à l’entrée de la cuisine, Yanne détailla l’inconnu, qui semblait plutôt grand et mince, vêtu de toutes sortes d’habits à froufrous… Dévisageant l’étranger, Yanne remarqua que ses longs cheveux gris étaient parcourus par des reflets… mauves ? En tout cas, elle avait du mal à déterminer s’il s’agissait finalement d’un homme ou d’une femme, bien qu’a priori, elle eut plutôt penché pour la première solution…
Intriguée par la présence d’un tel individu à l’école, Yanne comprit qu’il devait s’agir d’un nouvel arrivant, à en juger par la valise à côté de lui et son visage inconnu, mais ne pouvait imaginer qu’un professeur aurait joué si bêtement dans le couloir… Le prenant donc pour un nouvel élève, chose rendue encore plus aisée par le fait qu’elle n’arrivait pas à déterminer l’age qu’il pouvait bien avoir, elle se décida à rentrer dans la cuisine pour lui souhaiter la bienvenue :

« Salut ! Tu es nouveau ici, non ? Bienvenue ici, en tout cas. Je m’appelle Yanne… »

Yanne préférait ne pas aborder l’inconnu en lui parlant tout de suite du bruit qu’il avait pu faire, ou de la fouille à laquelle il semblait opérer dans le réfrigérateur sans savoir visiblement ce qu’il cherchait au juste… D’ailleurs, s’il avait faim, il avait bien le droit de se servir, non ?

La porte du frigo ouverte cachait à sa vue l'entrée de la cuisine : de là, on ne pouvait voir de Jilian que son arrière-train, le reste de son corps étant littéralement plongé dans le réfrigérateur.
C'est donc une tête qui émergea lentement du frigo pour regarder avec étonnement celle qui avait prononcé ces paroles et à qui appartenait les pas qu'il avait entendu s'arrêter. Jilian ne s'attendait pas à ce que quelqu'un vienne le surprendre étant donné le vide tout relatif qui régnait pour l'instant dans cette école. Néanmoins, se faire surprendre ne semblait pas le géner le moins du monde.

Lorsque son museau sorti du frigo pour observer Yanne, il tenait dans chaque main une poignée de carottes et deux courgettes, tandis que sa bouche était obstruée par un long poirot. Il réussit tout de même à sourire à la jeune fille pour lui signifier d'attendre une seconde, et replongea dans le réfrigérateur.

Quelques minutes plus tard, il en ressortit tant bien que mal, deux fois plus chargé que la première fois : un navet pendant à ses doigts tandis que deux poivrons tenaient en équilibre contre lui, ses bras étant remplis de pommes de terres.
Il referma la porte du frigo avec son pied et se dirigea en titubant dangereusement vers une table de travail, où il fit tomber le poirot qui l'avait empêché de parler jusque là.

"Peuh ! Aaah, ça laisse un drôle de goût dans la bouche, mine de rien..."

Il ne la snobait absolument pas et avait bien entendu ses paroles. D'ailleurs, il lui sourit une nouvelle fois, les bras toujours autant remplis.

"Bonjour Yanne ! Je suis enchanté de te connaître, réellement en-chan-té ! Eh oui, en effet, je suis tout nouveau ici. Je viens d'arriver. Je reviens tout juste du secrétariat, où j'ai rencontré cette personne chaaarmante ! J'ai signé son papier, nous avons discuté, échangé nos centres d'intérêt, raconté des anecdotes, avons parlé de nos familles respectives... C'était passionnant ! Mais je suis bête, tu as dû la rencontrer aussi, donc je suis certain que tu sais ce dont je parle."

C'était tout Jilian. Voilà à peine dix minutes qu'il avait rencontré la secrétaire et rempli la fiche d'inscription, et il avait déjà enjolivé les choses que dans les minutes qui suivraient il serait presque impossible de retrouver ce qui s'était réellement passé. Et le pire, c'était qu'il semblait vraiment croire à ce qu'il racontait et vraiment penser que ça s'était passé de la sorte. Du coup, puisqu'il en était convaincu, eh bien le plus souvent, il arrivait à en convaincre les autres, ou du moins à leur mettre un sérieux doute en tête...

"Enfin bon, j'ai tout de même dû abandonner cette sublime créature pour tenter de trouver mon chemin ! Mais je me suis dis que je retournerai rapidement la voir. Bon, et c'est comme ça que je suis arrivé ici. Tu l'as senti aussi, toi, ce délicat fumet devant la porte ? Il m'a sauté aux narines, c'est pour ça que je suis rentré. Mais je n'ai pas l'impression qu'ils savent bien faire à manger ici. Je vais contrôler tout ça, ne panique surtout pas. Je ne vous permettrais jamais de manger des choses infâmes simplement parce que les cuisinières engagées ne travaillent que pour toucher leur salaire et pas simplement pour le bonheur et la joie de travailler !"

Tout en piaillant, il disposait bien tranquillement les différents légumes qu'il avait kidnappé sur la table de travail, en agitant parfois quelques uns alors qu'il parlat avec un peu plus d'animation et appuyait ses dires avec ses mains.
Une fois qu'il eut fini, il mit ses mains sur ses hanches et regarda les légumes avec un sourire de satisfaction.

"Bien ! Est-ce que ça te dit de m'aider ? Les légumes, il n'y a rien de mieux pour la santé ! Je connais une recette incroyable qui est succulente, mais que tout le monde ignore, et c'est un drame. Au fait, ça fait longtemps que tu es arrivée ici toi ?"lui demanda Jilian alors qu'il sortait un économe d'une poche de sa valise.

Yanne fut plutôt surprise en voyant l’individu émerger de derrière la porte ainsi, avec autant de légumes qu’il pouvait en avoir sur lui… Se retenant de rigoler lorsqu’il tenta un sourire, elle le laissa replonger dans le réfrigérateur, attendant patiemment qu’il n’en ressorte qu’un peu après, les bras encore plus encombrés qu’auparavant… Il finit par se libérer la bouche, afin de saluer la jeune fille… de manière aussi surprenante que pouvaient l’être les faits de jouer à l’avion dans les couloirs ou de fouiller ainsi dans un réfrigérateur… Yanne se demanda tout de même s’il avait bien rencontré la même secrétaire qu’elle, à l’entendre en parler…
Expliquant comment il en était arrivé dans la cuisine, parlant à Yanne comme si elle avait eu l’air d’être inquiète pour la nourriture qu’elle mangerait ici, il sembla pourtant omettre de se présenter… Bien que le personnage se montre des plus amusants, ce qui améliorait sa patience, la jeune fille aurait bien aimé savoir comment l’appeler : elle doutait que « l’excentrique » lui plaise, à vrai dire…
Amusée, elle le regarda tranquillement se préparer à faire la cuisine lui-même, tout en critiquant les cuisinières dont il ne connaissait ni l’identité, ni surtout le talent… Yanne fut totalement prise de court lorsqu’il lui suggéra de l’aider à préparer une recette dont lui seul avait le secret… N’ayant à vrai dire rien de prévu, elle se dit qu’il pourrait être amusant d’essayer… Yanne s’approcha donc de l’inconnu, prête à lui apporter toute l'aide qu'elle pourrait pour éplucher ou couper des légumes...

« Euh... je veux bien essayer de t'aider, mais comme tu l’as dit toi-même, tout le monde ignore ta recette : je crois que j’aurai probablement besoin que tu me dises quoi faire…
Sinon, ça ne fait pas vraiment longtemps que je suis arrivée, non… Aujourd’hui même, dans la matinée. J’ai pu rencontrer les autres au déjeuner, et je peux t’assurer que nous avons bien mangé, quoi que tu puisses croire…
Au fait, quel est ton nom ? Comment et pourquoi es-tu arrivé ici ? »

Yanne se doutait que cette dernière question risquait de l’emmener dans un long monologue, mais elle avait envie d’en savoir un peu plus sur cet homme qui venait dévaliser le réfrigérateur et faire la cuisine au château, sans se poser davantage de questions… Et puis, elle avait cru percevoir, à la manière dont il avait parlé de la secrétaire et celle dont il s’adressait à elle, que cet homme pourrait bien lui pardonner d’évoquer un tel sujet, fût-il douloureux…

Jilian se frappa le front du plat de la main dans laquelle il tenait encore l’économe.

« Ahlàlàlàlà ! Mais où ai-je dont la tête en ce moment ? Ce n’est pas la première fois que j’oublie de me présenter, la beauté féminine me fait toujours perdre mes moyens. Et puis je crois aussi que c’est tout ce changement et toute cette excitation nouvelle qui me chamboule complètement. Breeef ! Je me nomme Jilian, Jilian de Colonge. Encore une fois, ravi de faire ta connaissance. »

Il essuya ses doigts sur un torchon qui traîna là et lui tendit la main afin que leur rencontre soit faite dans les règles de l’art.

« Il se trouve, puisque tu me questionnes à ce sujet, que je suis venu dans cette charmante école afin de tous vous guider sur les chemins qui mènent à la paix de l’âme et à la voix de la sagesse… J’ai connu moi aussi les difficultés de l’apprentissage pour les êtres de notre espèce, en particulier pour les plus jeunes. Forcément, nous sommes encore tellement mal perçus dans ce monde… Enfin je suis venu enseigner l’histoire, en somme. »

Il venait de finir d’éplucher les carottes, dont une qui se retrouvait une nouvelle fois dans sa bouche, croquée à la manière de Bugs Bunny.
La révélation qu’il venait de faire, c’est-à-dire le fait qu’il était professeur, ne semblait pas avoir changé quoique ce soit dans son comportement. Il restait toujours lui-même, et peut-être un peu trop… Puisqu’il était, à ce moment même, en train de ronchonner de la morosité des tabliers des cuisinières, alors qu’il en passait un autour de sa taille et qu’il en proposait un à Yanne.

« Je n’ai fais que passer rapidement dans quelques couloirs de ce bâtiment qui me semble tout bonnement immense, mais j’ai pu constater avec désapprobation combien les couloirs pouvaient être tristounets. Tu trouves aussi n’est-ce pas ? C’est beaucoup plus beau un foisonnement de couleurs et de décorations… Ils n’ont pas dû avoir la chance de trouver un décorateur qui avait du goût, mais je me charge de proposer mes services à la directrice de cet établissement. D’ailleurs, je ne l’ai encore jamais rencontrée… Il faudrait que j’aille me présenter à elle ! L’as-tu déjà vue, toi ? »

Il dénicha une espèce de grosse marmite qui sembla lui convenir. La posant sur la table, il y mit les carottes qu’il découpait et fit signe à Yanne de faire de même.

« Tiens, épluche donc les pommes de terre et découpe-les en petits morceaux là dedans. Et surtout, retiens bien la recette ! »

Il dédia un nouveau sourire à la jeune fille, tout en continuant sa tache en chantonnant.

« Mais dis-moi, je parle, je parle… A toi maintenant ! D’où viens-tu ? Et quel est donc ton don, à toi ? Tu as des ambitions dans la vie ? Que veux-tu devenir plus tard ? As-tu un petit-ami ? Des parents extraordinaires ? Des amis imaginaires ? Des fourmis géantes comme animaux de compagnie ?»

Il ne fallait pas s’attendre à ce que Jilian ne s’emballe pas, même si il ne parlait plus de lui.

En voyant la réaction du nouvel arrivant lorsqu’elle posa sa question, Yanne craignit d’abord qu’il ne se blessât en faisant un tel geste, mais elle vit tout de suite qu’il n’en était rien, heureusement… elle ne s’étonna plus de ses manières, bien que la façon dont il se montrait désorienté par elle l’amusât beaucoup… Voyant qu’il tendait sa main, elle la serra, bien que n’étant guère habituée à ce geste, en tant que fille… Mais bon, c’était aussi une manière de dire « enchantée, contente de te connaître, Jilian »…
Il éplucha les carottes, tout en confirmant ce que Yanne avait pensé : ce jeune homme aimer parler, apparemment, et une fois lancé, il devait être dur de l’arrêter… Elle, par contre, s’arrêta net en apprenant qu’il était professeur d’histoire… Et elle qui l’avait pris pour un élève ! Et tutoyé de ce fait ! Oh, mais comment allait-elle se rattraper ? Enfin, apparemment, ça n’avait pas dû le déranger : d’ailleurs, il n’avait pas fait grand-chose pour se montrer adulte, encore… Pourtant, Yanne, par politesse, décida de ne plus le tutoyer… ou alors, pas tout de suite, du moins…
Le temps que Yanne se reprenne, Jilian avait déjà repris la parole… critiquant de nouveau les lieux… Cela devait être une habitude chez lui. Ou alors, il venait d’un endroit vraiment très riche, pour trouver que ce château n’était pas joli… Puisqu’il posait une question à Yanne, la jeune fille décida de vite tenter de répondre avant qu’il n’embraye tout de suite sur autre chose…

« La directrice ? Oui, je l’ai vue une fois, au repas de midi… Elle est très gentille, mais je ne vous en dis pas plus, ça gâcherait la surprise… Il faut la rencontrer pour pouvoir se rendre compte de qui elle est, je pense… »

Yanne prit tout en répondant un couteau… Puis, sachant enfin comment aider Jilian, elle attrapa une pomme de terre, qu’elle commença aussitôt à éplucher… Alors qu’elle pensait que le professeur allait de nouveau monopoliser l’espace sonore, il le fit, certes, mais pour pouvoir poser des questions à la jeune fille :

« Mais dis-moi, je parle, je parle… A toi maintenant ! D’où viens-tu ? Et quel est donc ton don, à toi ? Tu as des ambitions dans la vie ? Que veux-tu devenir plus tard ? As-tu un petit ami ? Des parents extraordinaires ? Des amis imaginaires ? Des fourmis géantes comme animaux de compagnie ? »

Un peu troublée par l’avalanche de questions, dont certaines la gênaient un peu (mais pas encore assez pour qu’elle sente des prémices de changement de corps, petits coquins), Yanne prit quelques secondes (et quelques patates) avant de se décider à répondre…

« Euh... Ben on va essayer de prendre tout ça dans l’ordre, si je m'en souviens bien... Alors... Je viens de l'ouest, de la Vienne, pour être plus exacte…
Quant à mon don… Je crois qu’en fait, je possède plusieurs corps, qui correspondent chacun à un sentiment, une émotion… Et quand je ressens très fort quelque chose, il peut donc m’arriver de changer de corps, et aussi de personnalité, en même temps… »

Bizarrement, Yanne ne se sentait pas mal à l’aise de parler comme ça de son « don » à un inconnu : il y avait quelque chose en Jilian qui la mettait en confiance, peut-être justement sa manière d’être si joyeux, si attentionné et si sympathique… En tout cas, elle se sentait apaisée de pouvoir en parler de cette manière…

« Quant à mes ambitions, je ne sais pas au juste… Pour le moment, je fais (ou faisais, du moins) des études scientifiques, mais je ne sais pas pour quoi faire, au final : je pensais à professeur, notamment, mais je crains que cela ne soit très dur…
Par contre, je n’ai eu qu’une expérience amoureuse, qui s’est plutôt mal terminée, je crois que cela m’a un peu refroidie, pour le moment… Mais si j’arrive à mieux maîtriser mon « don », peut-être que cela changera, je ne sais pas…
Mes parents, je crois bien qu’ils sont extraordinaires à leur manière, même s’ils le cachent… Rien d’aussi extraordinaire que des pouvoirs mutants, cependant, rassurez-vous, c’est juste que je me rends compte de ce qu’ils ont voulu faire pour moi…
Par contre, je reste tout de même le plus possible dans le monde réel au niveau de mon entourage : mon imagination travaille déjà beaucoup pour d’autres choses… Et même si, en fait d’animal de compagnie, j’ai souvent eu envie d’avoir un chat, mes parents y étant allergiques, je n’en ai jamais eu…
Mais bon, c’est bien beau de vous raconter tout ça, mais les présentations seraient incomplètes si vous-mêmes ne répondiez pas aux mêmes questions…

Un petit air malicieux sur le visage, Yanne finit de couper la dernière pomme de terre… Attendant une réponse de Jilian, que ce soit à propos de sa question ou du repas à préparer, Yanne guettait la réaction de celui-ci sur son visage… Ce jeune homme bien sympathique n’avait vraiment pas l’air d’un professeur : la première impression que lui avait faite Gabryël, rencontré le matin au parc, avait été un peu plus… adulte, tout de même… Jilian, lui, semblait s’amuser d’un rien, et son attitude un peu maniérée et exagérée amusait beaucoup Yanne…

Etait-ce de la distraction ou Jilian était-il bien en train d'ajouter simultanément dans la grande marmite du jus d'orange et du lait ?

"Humm... Où peuvent-ils bien cacher les réserves de lait ici ?"

Apparemment, il avait l'air de savoir ce qu'il faisait...
Tout en fouillant dans les placards pour trouver ledit lait, il se chargeait en même temps les bras d'ingrédients qu'il semblait prendre au petit bonheur la chance... Mais était-ce vraiment le cas ?
Confiture de mirtilles, velouté de tomates, haricots en bocal... Il ramena tout ça sur le plan de travail, apparemment satisfait. Tout ce qui était liquide passait directement dans la marmite, le reste y finissait coupé ou broyé.

Et pendant ce temps-là, Jilian s'était remis à parler.

"Il va falloir que je trouve donc le bureau de cette charmante femme... Mais d'abord, il me faut ma chambre !"s'écria-t-il en levant à la verticale le couteau qu'il tenait dans la main.
Puis il se remit à couper.

Il ne parut même pas remarquer le changement d'attitude de la jeune fille à son égard, provoqué par son statut de professeur. En tout cas, si il l'avait remarqué, il n'en dit rien, mais continua à se montrer toujours aussi souriant et enjoué.
C'est d'ailleurs apparemment de bonne grâce qu'il répondit aux questions qu'il avait posé lui-même.

"Soit, à moi d'y répondre donc ! Bien bien bien... Tu vois le temps qu'il fait dehors ?"

En réalité, le temps n'avait pas changé depuis qu'il était arrivé : il pleuvait toujours, et le ciel était d'un blanc-gris nuageux.

"Eh bien mon don à moi consiste à pouvoir rendre ce ciel aussi radieux qu'au plus fort de l'été... Ou bien au contraire à l'empirer d'avantage. Tu peux m'appeler monsieur Météo !" plaisanta-t-il.
"Mes ambitions... Hum ! Que les gens comme nous sachent tous qu'ils ne sont pas seuls ! Et que ce n'est pas une tare d'être comme nous le sommes..."

Un étrange sourire était apparut sur son visage. Il réflétait non plus la joie de vivre ou la gaieté, mais une soudaine douceur, une bienveillance réelle... Et de la tristesse ?
Si cela avait été le cas, ce sentiment disparut bien vite de sa physionomie.

"Et autant que je le sache, je n'ai pas encore de petit ami... Qui sait ? Peut-être que je rencontrerai mon prince charmant ici même, dans cette école ! Ne pourrais-tu pas déjà me tuyoter sur un professeur que tu aurais déjà rencontré et que tu aurais trouvé particulièrement charmant ?"

Bien évidemment, pour ceux qui ne connaissaient pas Jilian, un tel sérieux pour de pareils propos étaient bien souvent choquants. Après avoir hésité une première fois devant son physique androgyne, puis avoir finalement découvert qu'il était un homme, l'interlocuteur se retrouvait dans le doute une nouvelle fois. Et en général, ça faisait bien rire Jilian, qui ne donnait aucun indice quant au fait qu'il plaisantait - ou non.
En tout cas, pour l'instant, il avait l'air d'être tout ce qu'il y avait de plus sérieux en ce qui concernait la rencontre avec son prince charmant éventuel.

"Sinon, j'ai pleeeiiiins d'amis, réels, iréels, animaux, insectes ou non... Je ne fait même plus attention ! La diversité est une chose tellement admirable ! Oh, je crois que nous avons fini !"

C'était très certainement délibéremment que Jilian avait snobé quelques questions. Pour le moment en tout cas, il s'occupait de la marmite qui était bien remplie. S'essuyant les mains, il chercha quelque chose dans ses poches qu'il ne trouva apparemment pas, puis prit d'un éclair de lucidité, alla fouiller dans la seule valise qu'il avait prise avec lui. Il sortit d'une poche un petit post-it, rose naturellement, et un stylo à pailettes. Puis il griffona quelques mots, rangea le stylo et alla plaquer le post-it bien en vue près de la marmite.

"Voilà, avec ces indications, les cuisinières n'auront plus qu'à faire chauffer tout ça et ce soir nous mangerons bien ! Bon, nettoyons un peu notre bazard avant de partir."

Lançant un torchon à Yanne, Jilian s'empara d'une éponge et essuya le plan de travail afin que la jeune fille puisse passer après lui.
Une fois que la cuisine eut retrouvé son état originel, Jilian se planta au milieu, les mains sur les hanches.

"Hmmbon ! Il faut que je trouve ma chambre moi ! Je comprends que tu n'aie pas forcément le temps pour accompagner un individu tel que moi à sa destination... Mais bon, dans ce cas, peux-tu me dire quelle direction je dois emprunter ?"

Il avait sorti le grand jeu : les yeux de cocker. Et les yeux de cocker de Jilian fonctionnaient toujours - sauf quand ça ratait.

[Désolé pour le temps relativement long qu'a prit ma réponse... Ca ira plus vite maintenant ^^]

[Pas de souci, je sais bien pourquoi tu ne pouvais pas répondre, et pourquoi je n’ai pas cherché à t’embêter avec ça Wink

]

Yanne restait dubitative devant la préparation de Jilian : les mélanges qu’il faisait étaient des plus incongrus, même s’il ne semblait pas hésiter, ce qui, à vrai dire, n’était peut-être pas plus rassurant… Cependant, elle n’en dit rien : après tout, même s’il n’en avait pas toujours l’air, ce jeune homme était professeur, il devait savoir ce qu’il faisait, non ? Il sembla en tout cas se prêter de bonne grâce au jeu des questions, en répondant à la plupart d’entre elles…
Jilian pouvait donc changer la météo ! Décidément, après Gabryël qui se transformait en courant d’air, il était dit que les professeurs de cette école devaient contrôler les éléments ! Si ça se trouve, c’était à cause de lui que le temps s’était dégradé depuis ce matin ! Il faisait si beau, pourtant…
Par contre, elle comprit à quel il était sincère en évoquant ses ambitions : il devait avoir souffert de tels problèmes pour avoir de telles aspirations… Yanne, en tout cas, ne le regardant pas trop à ce moment, le regard trop occupé par sa cuisine, ne remarqua pas la mine triste qu’eut alors le professeur…
En entendant la suite, par contre, Yanne hésita un instant : Jilian lui avait bien paru être un homme, et il avait déjà parlé de lui au masculin… Enfin après tout, ce n’était pas ses affaires, il avait bien le droit d’être qui il était, ce n’était pas elle qui en aurait une mauvaise opinion à cause de cela… Cependant…
*Ben voyons ! Parce qu’il croit que si je trouve un prof craquant, je vais le lui dire, peut-être ? *
De toute façon, Jilian ne semblait pas vraiment attendre de réponse immédiate, lancé comme il l’était dans sa réponse… Et celle-ci n’était pas du genre à faire changer d’avis Yanne au sujet de l’excentricité de ce professeur…
En tout cas, il semblait que la fin de sa réponse coïncidait avec celle de la préparation de son menu si étrange… Elle résista à la tentation de lire le petit message qu’il laissa à l’intention des cuisinières, et essuya sans broncher leur plan de travail après qu’il fut nettoyé par Jilian, qui suite à cela se montra satisfait de leur travail…

« Hmmbon ! Il faut que je trouve ma chambre moi ! Je comprends que tu n'aies pas forcément le temps pour accompagner un individu tel que moi à sa destination... Mais bon, dans ce cas, peux-tu me dire quelle direction je dois emprunter ? »

Très étonnée par le regard attendrissant que Jilian lui lança, Yanne en fut plus amusée qu’amadouée, à vrai dire… Mais bon, de toute façon, elle avait l’impression qu’avec ce professeur, elle n’en serait pas à ça près…

« Je vous en prie, je n’ai pour le moment rien de particulier à faire… Je peux volontiers vous accompagner jusqu’au couloir des chambres… Je vous en prie, suivez-moi… »

Sur ce, Yanne prit la direction des chambres, tout en laissant le temps à Jilian de la suivre avec sa lourde valise…

« Au fait, tant que j’y pense, je préfère vous mettre en garde contre moi-même… A propos de mon don, comme vous dites… Parce que comme je vous l’ai dit, je change de corps et de personnalité… Or, il se trouve que ne contrôle pas bien cet aspect des choses, et que l’un de mes alter ego est particulièrement enclin à faire du mal aux gens, s’il le peut, et plutôt capable physiquement d’y arriver… Donc si jamais vous apercevez un grand noir assez musclé, essayez au maximum d’éviter le contact…
Vous avez quelle chambre, tant que j’y pense ? »

Dans la mesure où ils arrivaient à présent en vue du couloir des chambres, Yanne jugea que le moment était venu de poser cette question…

[Je te laisse poster la suite à la chambre de Jilian ?]